La politique de la violence traumatique

“Le plus haut symbole du peuple, c’est le pavé. On lui marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête.”
Victor Hugo

Que faire face à une manifestation populaire ?
Ignorer son existence.

Que faire face à une manifestation populaire de grande ampleur ?
Minimiser son existence, associer les manifestants avec les citoyens les moins fréquentables (violents, peu enclins au dialogue démocratique, xénophobes etc.).

Que faire face à une manifestation populaire pacifique de grande ampleur ?
Piloter, directement et/ou indirectement des fauteurs de trouble du reste facilement identifiables : jeunes cagoulés et masqués, tout de noir vêtus, de taille moyenne et très orientés dans leur attitude.
Mettre en évidence l’imbécillité et la violence des participants afin de dissuader le citoyen lambda de redescendre dans la rue.
Gazer…

Pour le reste :

La politique de la violence traumatique
(écrit pour Kairos in illo tempore)

Suite aux premiers événements du Bois de la Cambre (dans un contexte fasciste, il n’est malheureusement pas possible de parler des _derniers_ événements), il faut se demander ce qu’est la violence. Comment distinguer ses modalités ? Pourrait-elle être (parfois) légitime ? Quelles sont ses conséquences traumatiques ? Quelle est au juste la visée sociétale d’une telle politique ? Comme j’ai déjà arpenté ces questions ailleurs, la réponse sera parfois laconique.

1. La vie du règne animal est structurée par deux comportements complémentaires : prédation et agression. La prédation est une compétition extraspécifique (entre individus d’espèces différentes) pour les ressources strictement vitales. L’agression est une compétition intraspécifique (entre individus de la même espèce) pour les ressources essentiellement sexuelles, mais aussi symboliques. Il s’agit de créer et d’entretenir une hiérarchie qui soudera le groupe. La prédation met en jeu la survie du groupe et peut être accompagnée, en phase terminale, de signes de joie ; l’agression ritualisée structure la vie d’un individu au sein de ce groupe et rend toujours manifeste des signes de colère.

Comment cette distinction peut-elle être répercutée chez l’humain ?
La prédation que l’humain exerce sur toutes les formes de vie est en général poliment ignorée. Elle l’est nécessairement dans un contexte capitaliste qui sanctifie le biocide, c’est-à-dire la guerre totale, au sens clausewitzien, contre toute forme de vie passée, présente ou future. L’instinct de conservation, axiologiquement neutre, est remplacé ici par la rapacité brutale.
L’agressivité est canalisée par la culture à l’aide de règles de savoir-vivre, de rituels de partage (dons et contre-dons claniques, religieux, etc.), ou de pratiques sportives plus ou moins martiales. La hiérarchie peut ici devenir rapidement toxique, c’est-à-dire que le supérieur ne prend plus soin de l’inférieur mais jouit de son statut. Derrière l’instinct sexuel se dessine également la complexité du désir mimétique ou triangulaire : mon désir est désir de ton désir. (Veblen, 1899 avant Girard, 1961)
Une troisième dimension fait toutefois irruption dans l’univers humain : la violence. Alors que la prédation est une condition de survie produisant ses effets sur une autre espèce, tandis que l’agression est une condition de vie intraspécifique, la violence reporte le comportement prédateur au sein de l’espèce. Un individu cherche la destruction — physique ou psychique —, d’un de ses pairs. La violence humaine apparaît donc comme un hybride entre la violence prédatrice animale et la communication agressive humaine.

2. Comment distinguer ses modalités ? Trois jeux de questions semblent expédients.
Premièrement, la violence s’exerce-t-elle en privé ou en public ? Est-elle le fait d’un prédateur solitaire ou d’un groupe ?
Le fascisme étant un totalitarisme, il se nourrit tout autant de la violence privée que de la violence publique. Tout ce qui peut avilir l’humain et brouiller la distinction entre prédateur et proie est encouragé.
Les violences policières dont il est question ici s’exercent en public, au vu et au su de tout le monde, et en groupe. Elles constituent un message clair des « responsables », nous y reviendrons au §5. De plus, lorsque la violence est collective, il y a un effet d’entraînement (dans tous les sens du terme) et elle permet au bourreau d’agir de manière impersonnelle. Telle est la vertu de la discipline : en combinant les vices de l’obéissance aveugle (Milgram, 1963) et ceux du conformisme (Asch, 1951), on obtient des clones qui peuvent jouir, parfois malgré eux, de la souffrance infligée à autrui. La déshumanisation est totale, des deux côtés de la matraque.

Deuxièmement, la violence est-elle exercée en réaction à une menace ou spontanément ? Est-elle le produit d’une activité réflexe ou réfléchie ? Si elle est réactive, encore doit-elle être proportionnelle, c’est la question de la légitime défense reprise au §3. Si elle est active, elle est généralement, mais pas nécessairement, réfléchie. Rappelons en effet qu’une activité réflexe court-circuite la rationalité consciente. Elle peut être innée (je lève le bras pour me protéger d’un projectile) ou acquise (je frappe aveuglément car j’en ai reçu l’ordre).

Troisièmement, l’exercice de la violence constitue-t-il un moyen ou une fin ? On peut imaginer que l’emploi raisonné de la violence soit parfois nécessaire pour préserver la paix sociale (c’est la thèse de Hobbes, 1651). Il ne s’agit alors que d’une mesure ponctuelle qui indique la nécessité d’un changement de politique afin de rencontrer la détresse des fauteurs de trouble ou de ceux qui sont perçus comme tels. Si la violence devient une fin en soi, c’est-à-dire qu’elle est systématique, irrationnelle et revendiquée, elle signale la volonté des « responsables » de terroriser la population. (« L’Occident a dominé le monde non pas par la supériorité de ses idées, de ses valeurs ou de sa religion mais par sa supériorité à recourir méthodiquement à la violence. Les occidentaux l’oublient souvent, les autres ne l’oublient jamais. » Huntington 1993)

Dans tous les cas, on se trouve dans une situation non-démocratique. L’idéal démocratique est bien sûr complètement utopique. Rappelons néanmoins qu’il présuppose un espace de dialogue politique dans lequel les différends se traitent rationnellement, c’est-à-dire à l’aide d’arguments recevables par tous car ils visent le bien commun. Cette exigence logique a été très tôt mâtinée de pathos : les orateurs ont toujours éprouvé le besoin de pallier au manque d’arguments tangibles par l’émotion. De plus, dans le cadre de la démocratie de marché, l’invocation perpétuelle du sexe pour des besoins de _communication_ est devenue routinière (on ne parle plus de « pub » depuis longtemps). En bref, l’idéal démocratique grec est rationnel ; il peut s’accommoder d’un certain usage de l’émotion, mais certainement pas de la séduction — et encore moins de la violence.

3. Pourrait-elle être (parfois) légitime ? Pour qu’il y ait légitime défense, l’usage de la violence doit être individuel, réactif et proportionnel. Il demande donc une symétrie qui est nécessairement absente lorsqu’un dispositif policier complexe est déployé contre une foule. D’abord, le dispositif massifie les factions en présence : aux imprévisibles mouvements de foule correspond la discipline de l’agression. Un organisme vivant fait face à une machine et à ses outils. Ensuite, la dynamique de la répression met toujours en jeu des provocations suscitées, voire pilotées directement ou indirectement par les « responsables ». Enfin, il ne saurait y avoir de proportionnalité lorsqu’un individu désarmé se trouve face à des policiers protégés par des exosquelettes et disposant de toute une panoplie d’armes plus ou moins létales. Du reste, le sentiment d’impunité règne car l’omerta est la règle. Qu’il y ait un esprit de corps est une chose bien naturelle ; mais que les officiers incitent, cautionnent, ou protègent des abus manifestes en est une autre.

4. Quelles sont les conséquences traumatiques de la violence ? En bref, il faut distinguer ses conséquences immédiates et médiates.
Au moment où elle s’exerce, la violence peut susciter une dissociation (dite péri-traumatique) dont les caractéristiques sont la sidération confuso-stuporeuse, la déréalisation, la dépersonnalisation, l’anesthésie et l’amnésie. A posteriori, la victime peut souffrir d’un syndrome post-traumatique : une dissociation (post-traumatique) qui s’articule autour de la sidération (impuissance acquise) et de l’hypervigilance ; et qui s’accompagne de honte et de culpabilité. Dans les cas les plus graves, la victime cherche à éteindre la mémoire traumatique par le stress émotionnel, à combattre les reviviscences (avec hallucinations et bouffées délirantes aiguës) et les idéations suicidaires par des conduites dissociantes, des conduites d’évitement, et des conduites autovulnérantes (addiction à la violence destructrice, terrorisante, reproduction des violences sur soi, sur autrui…). La mort devient omniprésente, à la fois désirée et redoutée.

5. Tout ceci ayant été précisé, il est difficile de ne pas reconnaître que la visée sociétale d’une telle politique est terroriste. Gouverner par la terreur, cela veut dire sidérer la population (fonctionnaires de police y compris) par l’angoisse. Deux procédés complémentaires peuvent être mis en œuvre : la communication anxiogène et la violence aveugle. On infantilise pour pouvoir agresser ; on violente physiquement pour pouvoir manipuler mentalement. Les violences les plus sidérantes sont les plus insensées.

Pour sidérer une victime, on peut, en effet, la paralyser par le non-sens, le caractère incongru, incompréhensible, du récit et procéder par la violence physique, par une volonté de destruction inexorable. Le traumatisme crée une effraction psychique qui balaie toutes les représentations mentales ; la victime est pétrifiée, c’est-à-dire dans l’incapacité d’analyser la situation et d’y réagir de façon adaptée. (Sironi, 1999 et Salmona, 2008)

Lorsque la violence n’est manifestement plus un moyen mais une fin, cela veut également dire que les « responsables » politiques et policiers ont perdu toute autorité et toute légitimité. La raison en est simple : l’autorité d’une personne — au contraire du pouvoir — ne s’origine pas dans un rapport de force, mais dans l’évidence de sa responsabilité au sens moral, c’est-à-dire son souci du bien commun. (Arendt, 1958) J’obéis aux injonctions de tel magistrat (au sens large) car je les perçois comme étant justes à la fois pour moi et pour la communauté.

Seul un réveil en sursaut permettra d’éviter la dérive qui s’annonce. Il faut tout autant espérer l’indignation du peuple contre la politique de la terreur, que la révolte de la police et de l’armée contre un gouvernement indigne.

Michel Weber
(Publié dans Kairos Presse 2021)

Autre article: La liberté est la première des sécurités, Michel Weber, article écrit pour Kairos 2021

Derniers ouvrages

  1. Michel Weber, Covid-19(84) ou La vérité (politique) du mensonge sanitaire : le fascisme numérique, Louvain-la-Neuve, Éditions Chromatika, 2020
  2. Michel Weber, Pouvoir de la décroissance et décroissance du pouvoir. Penser le totalitarisme sanitaire, Louvain-la-Neuve, Éditions Chromatika, 2021
  3. Michel Weber, Théorie et pratique du collectivisme oligarchique. Le complot de la Grande Réinitialisation n’aura pas lieu, 2021